Jacqueline Risset 1997
La forme musicale du miel


La fascination qu'exercent les tableaux de Peter Flaccus sur l'oeil du spectateur tient je crois à la précision du parcours calme et total que ces tableaux accomplissent, et à la force de ce parcours, qui s'impose au regard, même si le regard ne le sait pas.

Ici le mode de production de l'objet peint compte, et porte sens. En ce sens qu'il n'est pas indifférent, dans la saisie du tableau fini, que le premier geste en vue de la naissance de ce tableau soit le travail d'une matière semple, la cire des abeilles, étalée sur la plaque de bois qui servira de support à la peinture. Il n'est pas indifférent non plus qu'à l'autre bout, une fois le labeur du peintre achevé, le dernier geste soit celui de donner un titre, et que les titres de la série actuelle soient empruntés à la parole poétique, et à une parole poétique aussi essentielle, aussi concentrée, aussi pure que le miel qui est à l'origine, - celle d'Emily Dickinson.

Il est clair qu'il ne s'agit pas d'un quelconque "retour à la nature", d'un retrempage à la vraie sources, d'une exaltation des valeurs simples contre la falsification, mercification, etc… contemporaines… Rien n'est particulièrement simple dans ces tableaux, dont les figures sont ce qu'on appelle "abstraites", et dont les titres agissent, mystérieusement, de façon directe - se font reconnaître comme en rapport direct avec les signes qu'ils indiquent - mais par des voies métaphoriques à explorer.

Le rapport du tableau avec la cire sur laquelle il s'inscrit, dans les oeuvres de Peter Flaccus, évoque pour moi de très près ce que disait Ossip Mandelstam à propos de l'écriture de Dante:

"La genèse de la parole, voilà son domaine… Parfois, très rarement, il nous montre son écritoire. La plume s'appelle penna, elle participe donc du vol de l'oiseau; l'encre est appelée inchiostro, ce qui traduit son appartenance au cloître; les vers aussi sont appelés inchiostri… La plume calligraphie les lettres, elle trace noms propres et noms communs. La plume est un petit morceau de la chair des oiseaux. Dante, qui jamais n'oublie l'origine des choses, tout naturellement se souvient de ce fait. La technique de l'écriture avec ses pleins et ses déliés devient la métaphore d'une troupe d'oiseaux en vol".

Proches de la substance de la cire et des "petits morceaux de la chair des oiseaux", nous pouvons comprendre nos paroles, ainsi que le suggère le poète Francis Ponge, comme la sécrétion naturelle de l'espèce des hommes (de la même façon que la perle l'est à l'huître - "parfois très rare une formule perle à leur gosier du nacre" -; ou la production des feuilles par les arbres ("rien en somme ne saurait les arrêter que soudain cette remarque: "l'on ne sort pas des arbres par des moyens d'arbres"). Il s'agit de varier l'approche, par les poèmes, qui comme fait Dante avec sa plume, se souviennent de l'objet - du "petit morceau de la chair d'oiseau".

Les tableaux de Peter Flaccus comprennent eux aussi, comme les poèmes, des pleins et des déliés, des droites et des courbes qui s'opposent et se complètent pour former une sorte d'écriture allusive et stratifiée. Ici une clef de sol, qui force l'attention, dans le tableau intitulé Listen, ou résout par la musique les conflits entre les formes, comme dans Cunning Reds, ou sous-tend et rebrode à la fois les arcs de Cathedral; là des carrés de couleur (petit bleu, moyen jaune) et leur variante (long rectangle vert sombre), dans Theories of Light, arrêtent la dérive des courbes rousses.

Ailleurs, dans Centuries of August, dont l'éclatante énergie ramifiée évoque les derniers Mondrian inspirés par le jazz (Broadway Boogie Woogie surtout, où la géométrie dans avec les couleurs). Et dans cet espace enchanté, surchauffé, ardent, une autre écriture tout à coup se profile, mais comme verticale, telle une écriture de rue revenue d'un coup à la mémoire: celle des idéogrammes de l'écriture chinoise, très petits carrés chargés de signes, chargés de sens, dont il n'est pas nécessaire de déchiffrer tous les traits pour saisir la voix, voix qui se mêle aux autres voix du concert qui a lieu sous nos yeux, vrombissement d'abeilles, l'été, dans l'air qui vibre.

Ce qu'est pour Francis Ponge la guêpe: "la forme musicale du miel", c'est - en partie du moins (on ne peut ignorer les valences sombres, nocturnes de cette peinture, ou au rebours si claires qu'une suspension se produit, mystérieuse, silencieuse) - l'idée qui se forme dans l'esprit du spectateur devant les tableaux de Peter Flaccus:
"Forme musicale du miel.
La guêpe peut encore être dite la forme musicale du miel. C'est-à-dire une note majeure, diésée, insistante, commençant faiblement mais difficile à lâcher, poissante, claire, avec des alternances de force et de faiblesse".
Cette autre formule plutôt: "Point formateur du rayon d'or et d'ombre".